Féministe radicale et révolutionnaire : comment la pensée d'Angela Davis s'est-elle précisée en prison ? (2024)

États-Unis

Par

Publié le

5 min

Angela Davis, icône de la lutte antiraciste aux États-Unis, a passé 16 mois en prison en 1970. Accusée à tort de trois crimes capitaux, la philosophe a fait naître malgré elle un mouvement de soutien international pour sa libération. Comment son séjour en prison a-t-il influencé sa pensée?

13 octobre 1970, dans un hôtel de la ville de New York. La philosophe communiste Angela Davis, 26 ans, est reconnue et arrêtée par des agents du FBI. En cavale depuis deux mois, elle était sur la liste des dix criminels les plus recherchés par les services de renseignement américains, avec une caution de 100 000 $ pour qui la retrouvera. Suivront seize longs mois d'enfermement, de harcèlement et de cheminement intérieur pour Angela Davis, au beau milieu d'une frénésie internationale pour sa libération qui l'érigera en symbole du peuple noir.

Reprenons depuis le début. En août de la même année, l'activiste et membre du Black Panther Party, Jonathan Jackson, kidnappe un juge pendant un procès pour obtenir la libération de son frère George Jackson, détenu dans la prison de Soledad en Californie. Mais pour ce faire, il utilise une arme... enregistrée sous le nom d'Angela Davis. Les deux militants s'étaient rencontrés l'année précédente, quand la philosophe avait apporté son soutien au mouvement pour la libération des Frères de Soledad. Ni une ni deux: elle qui est à la fois noire, communiste, professeure de philosophie et militante, devient l'ennemi public numéro un du pays. Le FBI émet sans attendre un mandat d'arrêt national.

Une martyre du système

À son arrestation, Angela Davis est accusée de trois crimes capitaux: meurtre, kidnapping et conspiration - elle risque donc la peine de mort. La militante était déjà dans le viseur du FBI depuis son adhésion au parti communiste américain en 1969, la même qui lui avait valu d'être renvoyée de son poste de professeure de philosophie à l'université de Californie. Depuis le début de sa lutte (dès son adolescence), Angela Davis parle fort et tape du poing pour dénoncer le système américain, qu’elle juge raciste et capitaliste. L'opposante politique a donc eu le droit, dès son arrivée en prison, à un traitement plus sévère par rapport à ses codétenues.

À réécouter : Traquée

Les Grandes Traversées

57 min

Elle garde les yeux ouverts tout le long de sa première nuit en captivité, incapable de trouver le sommeil. Son nom sur la liste des dix fugitifs les plus recherchés du pays lui a conféré une popularité dans le milieu carcéral, tant du côté des détenues que des gardes. Bien qu'enfermée, Angela Davis fait peur: on l'oblige à prendre des tranquillisants et elle ne se déplace jamais sans un agent qui la surveille de près.

Arrêtée à New York City, Angela Davis y est incarcérée en premier lieu, avant d'être transférée à la prison de Santa Clara en Californie. Là-bas, elle se voit attribuer la plus petite cellule de la prison, avec moins d'un mètre de surface au sol, une couchette en métal froid et des toilettes sans couvercle. Elle est en isolement, sans personne à qui parler à part la souris qui partage sa cellule. Sur les conseils de ses codétenues, elle tente de boucher les trous qui ornent ses murs à l'aide de papier journal - inefficace contre les rongeurs.

Radicalisée en prison

Si la militante était déjà consciente de la piètre condition des prisonniers, surtout politiques, sa propre expérience de la détention a consolidé et radicalisé sa pensée anticarcérale. Très vite, Angela Davis se définit comme une prisonnière politique et se revendique"abolitionniste de la prison", qu'elle considère comme un "complexe carcéral industriel". La philosophe radicalise sa pensée au sens étymologique du terme: elle veut combattre le système en s'attaquant d'abord à ses racines. Dans l'ouvrage qu'elle publie plus de trente ans après sa remise en liberté, La Prison est-elle obsolète? (2003), elle développe son idée: aux États-Unis, les prisonniers représentent pour les entreprises une main d'œuvre encore moins chère que celle permise grâce à la délocalisation. Au paradis du capitalisme, le marché a rendu le système carcéral profitable: les industriels et autres acteurs bénéficiaires de cette économie ont ainsi tout intérêt à conserver cette logique, au détriment des détenus. En bref, le capitalisme est la racine de ces injustices et le racisme fait partie intégrante du système, comme elle l'explique dans La Prison est-elle obsolète?:

"Malgré l’importance des mouvements sociaux antiracistes au cours du dernier demi-siècle, le racisme se cache dans les structures institutionnelles, et son refuge le plus fiable est le système carcéral".

Angela Davis défend alors l'abolition de la prison au profit d'une logique de rédemption et de réhabilitation plutôt que de punition. Elle s'oppose farouchement à la répression des opposants politiques par la détention, en dénonçant les milliers d'autres prisonniers dans tous les États-Unis, enfermés pour les mêmes raisons qu'elle.

À réécouter : Angela Davis: "On reconnait maintenant la nécessitédes liens entre tous les mouvements progressistes"

Les Nuits de France Culture

54 min

Outre la précision de sa lutte anticapitaliste et anticarcérale, les seize mois de privation de liberté d'Angela Davis poseront également les bases de son féminisme noir et radical. Une fois transférée à la prison californienne de Santa Clara, les avocats de la militante se battent pour la sortir de sa cellule d'isolement et obtiennent gain de cause. Commence alors la vie en communauté d'Angela Davis, entourée de femmes détenues, dont la plupart étaient racisées. La philosophe raconte que la vie était organisée démocratiquement, les femmes se soutenant entre elles. Des décisions étaient prises collectivement, pour décider par exemple quelle détenue verrait sa rançon payée par une cagnotte commune auto-gérée. La cause féministe prend de plus en plus de place dans sa pensée: "Quand nous avons commencé à nous battre pour la libération des Noirs nous n'avions pas conscience que nous devions également développerla conscience des femmes", témoignait-elle en 2013, dans l'émission Le Rendez-Vous . "Ce n'est pas possible d'atteindre la libération des Noirs sans la libérationdes femmes."

En prison, Angela Davis a également été témoin des violences sexistes et sexuelles dont sont victimes les prisonnières, plus encore quand elles sont noires. A posteriori, la militante communiste estimera que dans le système carcéral, les détenus ne sont plus considérés comme des êtres humains, comme si l'enfermement n'était pas une punition suffisante.

Icône malgré elle

Pour Angela Davis, sa libération n'est due qu'à l'impressionnant mouvement de soutien international qu'elle a reçu, Free Angela Davis (Libérez Angela Davis). Quelques semaines après son arrestation, elle était déjà devenue un symbole antiraciste et anticapitaliste dans tous les partis communistes du monde, avant que sa figure ne devienne populaire et rapidement connue de tous. Pourtant, l'activiste aurait préféré rester dans l'anonymat: pour elle, personnaliser la lutte en l'érigeant en effigie était tout à fait contre-productif et allait à l'encontre de ses idées.

À réécouter : Superstar

Les Grandes Traversées

58 min

Mal à l'aise à l'idée que son visage soit devenu un symbole, elle n'a d'autre choix que de l'accepter. Des années plus tard, dans ses essais ou au détour d'une interview, Angela Davis explique que c'est ainsi que fonctionnent les mouvements sociaux aux États-Unis: les Américains ont besoin de se rassembler derrière une figure forte, incarnée, parfois idolâtrée, qui fait aussi office de porte-parole. À contre-cœur et pour la bonne cause, la militante finit par accepter d'endosser ce rôle à sa sortie de prison, du haut de ses 28 ans.

Dans le même temps, elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour dépersonnaliser la lutte autant que possible: elle exige que le mouvement de soutien change de nom, préférant Free Angela Davis And All Political Prisoners (Libérez Angela Davis et tous les prisonniers politiques). Avant même d'avoir 30 ans, Angela Davis comprend que sa notoriété lui a donné des privilèges dont sont privés ses "frères et sœurs"et martèle sans relâche que"ce n'est que le début de la lutte."

À lire aussi : Qui a peur d'Angela Davis?

Féministe radicale et révolutionnaire: comment la pensée d'Angela Davis s'est-elle précisée en prison? (1)

Vous trouvez cet article intéressant ?

Faites-le savoir et partagez-le.

Féministe radicale et révolutionnaire : comment la pensée d'Angela Davis s'est-elle précisée en prison ? (2024)
Top Articles
Latest Posts
Article information

Author: Jeremiah Abshire

Last Updated:

Views: 5596

Rating: 4.3 / 5 (74 voted)

Reviews: 81% of readers found this page helpful

Author information

Name: Jeremiah Abshire

Birthday: 1993-09-14

Address: Apt. 425 92748 Jannie Centers, Port Nikitaville, VT 82110

Phone: +8096210939894

Job: Lead Healthcare Manager

Hobby: Watching movies, Watching movies, Knapping, LARPing, Coffee roasting, Lacemaking, Gaming

Introduction: My name is Jeremiah Abshire, I am a outstanding, kind, clever, hilarious, curious, hilarious, outstanding person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.